La Haute Note Jaune
La « haute note jaune » recherchée par Vincent van Gogh et tant d’artistes à sa suite explore les limites de l’expressivité et tente de les dépasser – que ce soit sur le plan formel ou émotionnel.
Une exposition thématique avec le travail de 22 artistes de générations et d’origines différentes (biographies des artistes ci-dessous) :
Richard Artschwager, Paul Blanchet dit le Sauvage, Louise Bourgeois, Vittorio Brodmann, Claude Cahun, Nina Childress, Martin Disler, Valie Export, Markus Gadient, Bruno Jakob, Asger Jorn, Martha Jungwirth, Karen Kilimnik, Verena Loewensberg, Albert Oehlen, Thomias Radin, Pipilotti Rist, Klaudia Schifferle, Pierre Schwerzmann, Hyun-Sook Song, Vincent van Gogh, Dominique White
Commissaires d’exposition : Bice Curiger et Margaux Bonopera
avec le soutien de :
Biographies des artistes
Richard Artschwager
Né en 1923 à Washington, États-Unis ; mort en 2013 à Albany, États-Unis
Richard Artschwager est peintre autant que sculpteur. Son travail, imprégné de références à la société nord-américaine des années 1970 et 1980, se situe au carrefour des influences artistiques de son époque, entre art minimal, art conceptuel et pop art. Plusieurs de ses œuvres problématisent la manière dont nous utilisons nos sens pour les appréhender, notamment grâce à des matériaux hors du champ artistique tels que le formica ou le caoutchouc, assumant ainsi par ailleurs une filiation avec le surréalisme.
Paul Blanchet dit le Sauvage
Né en 1865 à Saint-Rémy-de-Provence, France ; mort en 1947 à Saint-Rémy-de-Provence
Paul Blanchet est issu d’une famille rurale et instruite des alentours de Saint-Rémy-de-Provence. Figure populaire marquante de la région, il se moque des conventions et des obligations sociales. Après avoir effectué au Sénégal un service militaire marqué par la brutalité coloniale, il rejette tout mode de vie traditionnel et conventionnel, refusant par exemple de porter le chapeau et se déplaçant sur un vélo agrémenté de trente-cinq cloches. Chansonnier et conteur, il est aussi ouvrier agricole. Véritable personnage carnavalesque connu de tous et de toutes à son époque, il renverse l’ordre bien-pensant au profit d’une liberté qui n’est pas sans rappeler celle de Van Gogh.
Louise Bourgeois
Née en 1911 à Paris, France ; morte en 2010 à New York, États-Unis
Louise Bourgeois passe la majeure partie de sa jeunesse à Paris avant de subir le rejet d’André Breton et des surréalistes et de partir vivre à New York en 1938. Aux États-Unis, elle développe un art singulier autour de la sculpture et de la répétition de formes, d’idées et de figures tels que la cellule, l’araignée ou encore l’hystérie. Profondément inspirée par ses expériences personnelles et sa découverte de la psychanalyse, Louise Bourgeois produit des œuvres aux références multiples, nourries des ressorts de l’intime et de la violence du commun.
Vittorio Brodmann
Né en 1987 à Ettingen, Suisse ; vit à Berlin, Allemagne
À la fois peintre, dessinateur et sculpteur, Vittorio Brodmann crée des œuvres aux formats variés et à la palette vive où se déploient des scènes étranges, parfois surréalistes. Semblant constamment repousser les limites de la figuration, elles donnent la sensation que le monde est élastique, mouvant, infixable. Grâce à leur apparente naïveté et à leur caractère inattendu, elles fonctionnent comme des farces et deviennent de précieux outils critiques pour comprendre notre monde contemporain.
Claude Cahun
Née en 1894 à Nantes, France ; morte en 1954 à Saint-Hélier, Jersey
Claude Cahun, née Lucy Schwob, est une autrice et artiste photographe. La majeure partie de son œuvre, très souvent autobiographique, s’étend entre 1910 et 1954. Utilisant la photographie comme moyen de réécrire son identité et de la performer, l’artiste s’est plus particulièrement adonnée au genre de l’autoportrait, avec des scènes narratives à la fois tendres, ambivalentes et étranges, révélant des techniques innovantes de collage ou de dédoublement de l’image. Reliée historiquement et conceptuellement au surréalisme, Claude Cahun s’en détache par un parcours indépendant, marqué notamment par le partage de son existence avec Marcel Moore, qui avait aussi choisi un prénom d’homme (nom de naissance : Suzanne Malherbe).
Nina Childress
Née en 1961 à Pasadena, États-Unis ; vit à Paris, France
Nina Childress est au début de sa carrière liée à la scène musicale punk parisienne des années 1980 et membre du collectif des Frères Ripoulin. Influencée par la culture populaire autant que par sa vie personnelle, son exploration picturale variée et tout en ruptures va de l’hyperréalisme à la peinture phosphorescente. Marquées par une multiplicité de formats et de sujets, les œuvres de Nina Childress sont autant de témoignages sensibles, critiques et profondément libres sur une génération, son époque
et les mouvements artistiques qui l’ont traversée.
Martin Disler
Né en 1949 à Seewen, Suisse ; mort en 1996 à Genève, Suisse
Ayant vécu à Paris et à Bologne, Martin Disler est à la fois peintre, sculpteur et graveur. Il s’inscrit dans le renouveau de la peinture figurative au tournant des années 1980 et connaît une carrière fulgurante, stoppée par une mort brutale et précoce. Son œuvre picturale laisse apparaître, principalement sur de grands formats, une gestuelle dynamique, nerveuse et condensée aux tonalités sombres en prise avec les mouvements intérieurs de l’être humain. Artiste prolifique, Martin Disler a produit, l’année précédant sa disparition, une série de 388 dessins et aquarelles.
VALIE EXPORT
Née en 1940 à Linz, Autriche ; vit à Vienne, Autriche, et Cologne, Allemagne
L’œuvre de Valie Export se déploie dans de multiples médiums allant de la photographie à la performance, en passant par la vidéo. Afin de questionner les notions d’identité, de domination et de subjectivité, l’artiste – dont le nom s’inspire d’une marque de cigarettes – utilise son corps tel un outil ou un filtre entre elle et le monde. Faisant très régulièrement appel au langage et à l’image, Valie Export ne cesse de confronter notre société moderne occidentale à ses normes, constructions et systèmes. Souvent radicales, critiques et pleines d’humour, ses œuvres sont profondément liées à son statut de femme.
Markus Gadient
Né en 1958 à Olten, Suisse ; vit à Bâle, Suisse
Markus Gadient développe une œuvre picturale autour de la figure de l’arbre, dont le tronc et les branches lui permettent d’explorer tantôt une technique réaliste, tantôt une gestuelle plus expressionniste. À l’aide d’une palette ambitieuse – allant du noir et blanc à une diversité de couleurs détonnante – et d’une grande variété de formats, l’artiste réalise des « paysages sensationnels » où les motifs naturels ressurgissent au milieu d’un condensé de lignes et de matière.
Bruno Jakob
Né en 1954 à Zurich, Suisse ; vit à New York, États-Unis
Bruno Jakob produit une œuvre conceptuelle affirmant que ce qui existe n’est pas forcément ce qui est vu ou perceptible. Profondément poétiques et reliés à l’imaginaire, ses dessins, photographies et sculptures mettent à mal les notions de preuve ou de signature, redéfinissant ainsi le statut d’œuvre d’art. L’artiste s’intéresse particulièrement aux phénomènes naturels et atmosphériques, qu’il tente de fixer à l’aide de matériaux éphémères comme l’eau ou la lumière. Les titres de ses œuvres jouent un rôle singulier, à la fois descriptif et poétique.
Asger Jorn
Né en 1914 à Vejrum, Danemark ; mort en 1973 à Aarhus, Danemark
Peintre et illustrateur, Asger Jorn est membre fondateur du groupe CoBrA et de l’Internationale situationniste. Son œuvre, marquée par une relation tendre avec l’art populaire et un rapport irrévérencieux à l’histoire de l’art occidental, témoigne d’une expressivité formelle innovante en prise avec les enjeux de l’art pictural après 1945, oscillant entre radicalité et expérimentation. Collective et internationale, sa pratique se nourrit d’échanges et de rencontres, notamment avec la scène artistique et cosmopolite du Paris de l’après-guerre.
Martha Jungwirth
Née en 1940 à Vienne, Autriche ; vit à Vienne
Rattachée à l’abstraction, la peintre Martha Jungwirth pose la question du corps et du geste face à la surface de la toile. Oscillant entre hasard et calcul, entre aspect compact et touche libre, ses peintures témoignent d’expériences et de recherches gestuelles singulières. Rompant avec les tendances minimales et conceptuelles des années 1970, l’artiste envisage ses tableaux comme des reflets de sa vie intérieure, mais aussi comme des événements extérieurs auxquels elle se confronte. Ses peintures comportent souvent de nombreuses empreintes physiques ; sa palette allant du rouge au rosé vient renforcer l’aspect organique de son œuvre.
Karen Kilimnik
Née en 1955 à Philadelphie, États-Unis ; vit à Philadelphie
L’œuvre picturale de Karen Kilimnik est teintée d’un humour pop mis au service d’une exploration historique et thématique de la peinture. À travers la représentation de paysages stéréotypés, de scénettes enfantines ou de portraits d’icônes, elle met en œuvre de nouvelles manières de présenter la peinture. Pour exposer ses travaux, elle utilise par exemple le procédé de l’installation, développant une recherche autour de la sculpture et de la photographie. Souvent de petit ou moyen format, ses peintures témoignent d’une aisance stylistique qui l’autorise à réunir sur un même plan des sujets quotidiens, historiques, anecdotiques ou intimes.
Verena Loewensberg
Née en 1912 à Zurich, Suisse ; morte en 1986 à Zurich
Peintre proche du mouvement de l’art concret, Verena Loewensberg développe une abstraction rythmée et originale où les couleurs et les lignes s’accordent pour produire des sensations de mouvement sur la toile. D’abord formée au tissage, à la philosophie et à la danse, elle vit dans les années 1930 à Paris où elle rencontre de nombreuses personnalités artistiques telles que Sophie Taeuber et Jean Arp. De retour en Suisse en 1936, elle ouvre un magasin de disques de jazz puis se consacre à sa peinture.
Albert Oehlen
Né en 1954 à Krefeld, Allemagne ; vit à Gais, Suisse
L’œuvre d’Albert Oehlen, rattachée au néo-expressionnisme, emprunte aux gestes et à la logique conceptuels. Relié au mouvement punk et à la pensée de la gauche allemande des années 1970, il ne cesse de questionner le caractère autoritaire et dominant de la peinture, tentant de la délivrer de ses obligations et référentiels historiques. Il en ressort des œuvres expérimentales en prise avec les multiples crises idéelles ou formelles qui traversent l’époque contemporaine.
Thomias Radin
Né en 1993 aux Abymes, Guadeloupe, France ; vit à Berlin, Allemagne
La pratique de Thomias Radin allie danse, performance, peinture et vidéo à travers l’exploration du mouvement. Influencé par des sources culturelles diverses, l’artiste s’intéresse à la colonisation et à son impact sur la spiritualité, les communautés ou la mémoire. Grâce à des procédés narratifs tels que le journal intime, l’échantillonnage ou le fragment, Thomias Radin développe une œuvre aussi lyrique que frontale.
Pipilotti Rist
Née en 1962 à Grabs, Suisse ; vit à Zurich, Suisse
Artiste multidisciplinaire, Pipilotti Rist est plus particulièrement connue pour ses œuvres vidéo, souvent présentées dans le cadre d’installations monumentales. Profondément influencée par la culture populaire – les clips, la publicité ou encore le graphisme –, elle utilise pour réaliser ses vidéos différentes techniques comme le loop, les hachures, les tremblements ou les saturations. Elle révèle ainsi toute la dextérité avec laquelle elle manie son médium, mais aussi le prisme poétique puissant et libérateur à travers lequel elle pense ses œuvres.
Klaudia Schifferle
Née en 1955 à Zurich, Suisse ; vit à Zurich
Peintre, dessinatrice et ex-membre du groupe punk féminin Kleenex / LiLiPUT, Klaudia Schifferle développe depuis les années 1970 une œuvre graphique et picturale instinctive, drôle et prolifique. Abordant des thématiques telles que la société de consommation ou le féminisme, elle crée des personnages et des situations à l’esthétique parfois brouillonne pour mieux rendre compte de l’inévitable nécessité de produire les images d’un monde en désordre.
Pierre Schwerzmann
Né en 1947 à Aubonne, Suisse ; vit à Nyon, Suisse
L’œuvre de Pierre Schwerzmann, résolument abstraite, interroge le rapport physique et sensoriel à la toile. Sa technique virtuose d’application des couleurs, nourrie d’une lecture précise de leurs qualités chromatiques, produit des effets visuels intenses. Au gré de nombreux motifs tels que le monochrome, la grille ou l’ondulation, l’artiste livre des travaux qui explorent formellement l’apparition de la peinture, et philosophiquement la naissance de l’image.
Hyun-Sook Song
Née en 1952 à Damyang, Corée du Sud ; vit à Hambourg, Allemagne
La peintre Hyun-Sook Song vit et travaille en Allemagne depuis les années 1970. Dans ses œuvres, des motifs propres à son pays d’origine – pots, rubans, soies et textiles tissés – sont disposés sur des fonds souvent unis. Grâce à une technique unique développée au fil des ans, mêlant tempera, détrempe et calligraphie, l’artiste produit des peintures à la fois instinctives et très maîtrisées, où chaque geste est déterminant. Poétiques et contemplatifs, ses travaux témoignent d’un rapport philosophique au monde et à la nature tout en s’inscrivant dans le sillon de plusieurs courants artistiques picturaux, notamment l’art minimal et conceptuel.
Vincent van Gogh
Né le 30 mars 1853 à Groot-Zundert, Pays-Bas ; mort le 29 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise, France
À 16 ans, Vincent van Gogh est employé par la société de négoce d’art Goupil & Cie à La Haye, puis travaille pour ses filiales de Bruxelles, Londres et Paris. Se désintéressant du commerce artistique, il se tourne vers la religion et se fait prédicateur laïque en Belgique, en 1878-1879. Il décide de devenir artiste en août 1880.
Peintre de la vie quotidienne, particulièrement celle des paysans et paysannes, Van Gogh s’inspire, entre autres, de Jean-François Millet et du Marseillais Adolphe Monticelli. À Paris, il découvre l’art de l’estampe japonaise et côtoie les artistes impressionnistes. Convaincu que la couleur est la clé de la modernité, il s’installe en Provence en février 1888. Dès le mois d’octobre de la même année, Paul Gauguin le rejoint afin de créer une communauté d’artistes. C’est à ce moment-là que le peintre néerlandais espère atteindre sa « haute note jaune » à force de travail et d’amitié. Mais fin décembre, leur collaboration prend fin à la suite d’une violente dispute qui conduit Van Gogh à s’automutiler.
En mai 1889, déçu et malade, il demande à intégrer un asile à Saint-Rémy-de-Provence, au sein duquel il restera une année et trouvera une paix nécessaire au développement de son œuvre. Durant ces vingt-sept mois passés en Provence, Van Gogh aura produit plus de 500 tableaux et dessins.
Dominique White
Née en 1993 à Londres, Royaume-Uni ; vit à Marseille, France, et dans l’Essex, Royaume-Uni
Dominique White s’intéresse à l’histoire passée et présente de la « condition noire », en utilisant notamment les motifs de l’océan
et du naufrage qu’elle relie à des références à l’afrofuturisme. Ses sculptures associent des matériaux tels que le plâtre ou les cordes pour produire des sculptures organiques et poétiques. En activant une tension entre l’apparente fragilité des matériaux maritimes employés et les forces presque violentes des lignes et équilibres qui en émanent, ses œuvres évoquent l’esclavage et son héritage.
À propos de la Haute Note Jaune - Lettre de Van Gogh à son frère Theo (n° 752)
Arles, 24 mars 1889
Mon cher Theo,
je t’écris pour te dire que j’ai vu Signac ce qui m’a fait considerablement du bien. Il a été bien brave & bien droit & bien simple lorsque la difficulté se manifestait d’ouvrir ou non de force la porte close par la police qui avait demolie la serrure. On a commencé par ne pas vouloir nous laisser faire et en fin de compte nous sommes pourtant rentrés. Je lui ai donné en souvenir une nature morte qui avait exasperé les bons gens d’armes de la ville d’Arles parceque cela représentait deux harengs fumés qu’on nomme gensdarmes comme tu sais. Tu n’ignores pas qu’à Paris déjà j’ai deux ou trois fois fait cette même nature morte que j’ai encore échangee contre un tapis dans le temps. Ainsi suffit pour dire de quoi se mêlent les gens et combien ils sont idiots. –
Je trouve Signac bien calme alors qu’on le dit si violent, il me fait l’effet de quelqu’un qui a son aplomb & équilibre voilà tout. –
Rarement ou jamais j’ai eu avec un impressioniste une conversation de part & d’autre à tel point sans désaccords ou chocs agacants.
Ainsi lui a été voir Jules Dupré et l’honore. Sans doute tu auras eu la main là-dedans qu’il vienne un peu me fortifier le moral et merci de ça.
J’ai profité de ma sortie pour acheter un livre, Ceux de la glèbe de Camille Lemonnier. J’en ai dévoré deux chapitres –
c’est d’un grave, c’est d’une profondeur. – Attends que je te l’envoie. Voilà pour la première fois depuis plusieurs mois que je prends un livre en main. Cela me dit beaucoup et me guérit considérablement. –
En somme il y a plusieurs toiles à t’envoyer ainsi que Signac a pu le constater – lui ne s’effarrouche pas de ma peinture à ce qui m’a semblé. – Signac trouvait, et c’est parfaitement vrai, que j’avais l’air de me porter bien.
Avec cela j’ai le désir et le goût du travail. Reste naturellement que si journellement j’aurais à faire à être emmerdé dans mon travail et dans ma vie par des gensdarmes et des vénimeux fainéants électeurs municipaux qui pétitionnent contre moi à leur maire élu par eux (et qui en consequent tient à leurs voix) il ne serait qu’humain de ma part que je succombe de rechef. – Signac je suis porté à le croire te dira quelque chôse dans le même sens.
Il faut carrément à mon avis s’opposer à la perte du mobilier &c.
Puis – ma foi – il me faut ma liberté d’exercer mon métier.
M. Rey dit qu’au lieu de manger assez et regulièrement je me suis surtout soutenu par le café et l’alcool. J’admets tout cela mais vrai restera-t-il que pour atteindre la haute note jaune que j’ai atteinte cet été il m’a bien fallu monter le coup un peu. Qu’enfin l’artiste est un homme en travail et que ce n’est pas au premier badaud venu de le vaincre, en définitive.
Faut-il que je souffre l’emprisonnement ou le cabanon – pourquoi pas. Rochefort n’a-t-il pas avec Hugo, Quinet et d’autres donné un exemple éternel en souffrant l’exil et le premier même le bagne.
Mais ce que je veux seulement dire est que cela est au-dessus de la question de maladie et de santé.
Naturellement on est hors de soi dans des cas paralèlles – je ne dis pas equivalents n’ayant qu’une place bien inférieure et secondaire – mais je dis parallèle. Et voilà ce qui a éte cause premiere et dernière de mon égarement.
Connais tu cette expression d’un poète hollandais
ik ben aan d’aard gehecht
met meer dan aardsche banden.
Voilà ce que j’ai éprouvé dans bien des angoisses – avant tout – dans ma maladie dite mentale. J’ai malheureusement un métier que je ne connais pas assez pour m’exprimer comme je le désirerais.
Je m’arrète court de peur de retomber et je passe à autre chôse.
Pourrais tu m’expédier avant ton depart
3 tubes blanc de zinc
1 tube même grandeur cobalt
1 „ „ „ outremer
4 „ „ „ vert veronèse
1 „ „ „ „ émeraude
1 „ „ „ mine orange
Cela pour le cas – probable si je trouve moyen de reprendre mon travail – que d’ici peu je me remette à travailler dans les vergers.
Ah si rien n’était venu m’emmerder.
Réfléchissons bien avant d’aller dans un autre endroit. Tu vois que dans le midi je n’ai pas plus de chance que dans le nord. C’est partout un peu le même. J’y songe d’accepter carrément mon metier de fou ainsi que Degas a pris la forme d’un notaire. Mais voici
je ne me sens pas tout à fait la force nécessaire pour un tel rôle.
Tu me parles de ce que tu appelles « le vrai midi. » Ci dessus la raison pourquoi je n’y irai jamais. Je laisse cela comme de juste pour des gens plus complets, plus entiers que moi. Je ne suis moi bon que pour quelque chôse d’intermédiaire et de second rang et effacé.
Quelqu’intensité que mon sentiment puisse avoir ou ma puissance d’exprimer acquérir, à un âge où les passions materielles soient éteintes davantage – jamais sur un passé tant vermoulu et ébranlé pourrai je bâtir un édifice prédominant. –
Cela m’est donc plus ou moins égal ce qui m’arrive – même de rester ici – je crois qu’à la longue mon sort serait équilibré.
Gare donc aux coups de tête – toi te mariant, moi me faisant trop vieux – c’est la seule politique qui puisse nous convenir.
à bientôt j’espère – écris moi sans beaucoup de retard et crois moi, après t’avoir prié de dire bien des chôses de ma part à la mère, la soeur et ta fiancée, ton frere qui t’aime bien,
Vincent
Je t’enverrai sous relativement peu le livre de Camille Lemonnier.